Hervé Trioreau

Hervé Trioreau

DV une installation de Hervé Trioreau  produite par Bandits-Mages

Trioreau finalise un projet mûri durant de longues années. Au centre de cette proposition, il y a le film de Dziga Vertov, L’homme à la caméra. Mais, ici encore, c’est un régime oppositionnel qui va présider au travail de TTrioreau. Dans quelle mesure ? Pour le résumer au plus court, on peut décrire le film de Dziga Vertov comme une tentative de mise à jour de l’activité citoyenne dans la ville d’Odessa en Ukraine ; au ras du sol, la caméra est cet oeil qui rend compte de la modernisation, de l’industrialisation de la ville : L’homme à la caméra est un quelque sorte le point de liaison entre le cinéma, la ville et la citoyenneté. Par ailleurs, Dziga Vertov promeut dans son film le montage cinématographique comme vérité, vérité plus pure que l’oeil propre du corps. Or, la proposition de TTrioreau opère par rapport au matériau de base un strict décalage : en deux long métrages, TTrioreau va court-circuiter la thématique de Dziga Vertov. Pour le premier film, il s’agit d’un long panoramique aérien qui opère des cercles concentriques autour de l’actuelle Odessa. La ville est mise à distance en une vision panoptique, elle en devient manipulable au fur et à mesure que les architectures, les bâtiments se transforment en pures formes géométriques. Le second film, quant à lui, reprend une des annonces publiée par Dziga Vertov dans la Pravda avant la sortie de son film. Le contenu de cette annonce – Mais où est passé l’homme à la caméra ? (en alphabet cyrillique) – va être tatoué sur le dos de l’artiste, opération filmée en un long plan séquence. Alors que les bâtiments deviennent géométries dans le premier film, ce sont maintenant les lettres de l’annonce qui se transforment en volumes, en quasi esquisses de bâtiments durant la séance de tatouage. Mise à distance contre proximité, montage contre plan-séquence : TTrioreau inverse ici les rapports. Pour autant, le jeu n’est pas gratuit car, au bout du compte, comme le montre la phrase tatouée sur la chair même de l’artiste, une plus grande proximité est atteinte. C’est de l’inscription de l’architecture, du sens toujours décalé de cette dernière sur le corps propre dont il est question ici : tout se passe comme si la peau prenait la place de l’oeil, une peau comprise comme membrane sur laquelle vibre le sens polysémique de l’architecture. Les deux films seront projetés simultanément, en vis-à-vis, dans une même temporalité. Le point de liaison entre les deux projections ne sera pas assuré par un acteur physique, mais par l’immatérialité d’une ellipse sonore qui bouclera les deux moments dans une seule et même architecture. Ainsi une seule trame sonore pour les deux films, quadriphonie enveloppante où l’on redécouvre les vertus secrètes du montage. Aux deux pôles visuels muets répondent les éléments sonores utilisés dans l’ellipse. Le rotor de l’hélicoptère d’une part, fureur mécanique d’une géante toupie (« dziga ») et la petite machine à tatouer d’autre part avec ses aiguilles lancées à travers la chair en singulières rotations (« vertov »). 64 minutes 32 secondes d’une musique concrète mixée dans le souci d’être un élément structurel de l’installation contre l’expressivité naïve de l’illustration. La diffusion du son crée l’espace de rencontre des deux films. Arrachés aux deux dimensions de leurs écrans, ils deviennent l’espace architecturé d’un lieu déconcertant pour qui s’y avance, pour qui s’immerge dans cet environnement à échelles multiples que l’on appréhende de l’oeil et de l’oreille. Ici la mémoire convoquée du cinéma-vérité (« kino-pravda » où l’oeil produit autant le réel qu’il l’enregistre) questionne à son tour, dans les mouvements giratoires et bruyants, les espaces bâtis dans lesquels nos corps témoignent des contraintes à les habiter.

texte de Emmanuel Decouard & Jérôme Duvigneau