TRANS//BORDER, Les Enseignements de Nathalie Magnan / Vidéo N°7

TRANS//BORDER, Les Enseignements de Nathalie Magnan / Vidéo N°7

Very Symbiotic ! Pour des savoirs situés
Humains, machines, fleuves, algues et vers marins : vers une nouvelle symbiose?

Dimanche 18 mars 2018, 15h-17h

le 17 Avril 2019

Conception : Chloé Desmoineaux (artiste), intervenant.es : Xavier Bailly (ingénieur de recherches), Ewen Chardronnet (artiste), Vinciane Despret (philosophe, entretien pré-enregistré, présente au débat via skype), Emilie Hache (philosophe), Jean-Paul Fereira (maire d’Awala-Yalimapo)

Dans la matinée, la projection du film « Donna Haraway : Story Telling for Earthly Survival » de Fabrizio Terranova, constitue une très utile introduction à la table ronde qui commence par la projection du court de Nathalie Magnan « Donna Haraway Reads the National Geographic of Primates », réalisé trente ans plus tôt. Après une minute de respiration collective proposée par Chloé Desmoineaux, les deux premiers intervenants orientent les débats sur la désacralisation de la symbiose, la nécessité du vivre ensemble pour adopter l’holobiont et privilégier la coexistence de la verticalité et de l’horizontalité. Puis à travers l’entretien enregistré de Vinciane Despret, débutent des échanges sur la relation/proximité entre nature et culture, entre humains et animaux, entre morts et vivants et sur le besoin d’opposer à l’anthropocène (centraliste) une vision nouvelle, le chtulucène (multi-spéciste). Émilie Hache développe ensuite les concepts d’écoféminisme et d’écosexualité discutés lors de la soirée Écosex. L’évocation critique de la Guyane, son histoire coloniale et politique, sa géographie, ses interactions entre populations, son fleuve, ancienne voie d’échanges, et aujourd’hui frontière contestée, clôture la table-ronde.

Le film de Fabrizio Terranova, «  Donna Haraway, Story Telling for Earthly survival » (2016, 77’), est unanimement salué et joue parfaitement son rôle d’introduction à la pensée complexe de Donna Haraway, facilitant ainsi la réception de la table ronde de l’après-midi. Fabrizio Terranova nous avait l’honneur et l’amitié d’être présent durant les trois journées et d’échanger, après la projection, avec Chloé Desmoineaux et avec la salle.

Puis le film de Nathalie Magnan, « Donna Haraway Reads the National Geographic of Primates » (1987, 27’) est projeté.

Reprenant une pratique récurrente expérimentée avec Nathalie Magnan dont elle était l’étudiante, Chloé Desmoineaux propose une minute de respiration collective rythmée par un dessin géométrique animé. Elle propose ensuite à l’assistance de prendre une part active à la séance, d’entrer en interaction, de penser ensemble comment raconter de nouvelles histoires, penser la symbiose et le brouillage des frontières, sortir de modes de pensée binaires. Elle passe la parole à Xavier Bailly.

Désacraliser la symbiose

Xavier Bailly se présente comme scientifique travaillant à la station biologique de Roscoff sur ce qu’il est convenu d’appeler la symbiose, notion qu’il se propose de désacraliser. Il se réfère à un texte parlant de Nathalie Magnan comme artiste de la relation, travaillant à la porosité des frontières.

Il présente en images le symsagittifera roscoffensis : traces vertes sur les plages à marée descendante qui ne sont pas des algues mais des animaux photosynthétiques, termes qui constituent un oxymore, seules les plantes étant capables de photosynthèse. Leur seule nourriture vient de la capacité photosynthétique des trente à quarante mille micro-algues qui les habitent et les nourrissent et leur donnent la couleur verte que n’ont pas les juvéniles tant qu’ils n’ont pas trouvé leur partenaire alguial, condition de leur survie. À l’alliance entre l’animal et les micro-algues qui prolifèrent sous son épiderme, s’associent des cohortes de bactéries et de virus. L’ensemble constitue une unité fonctionnelle qui, comme tout organisme, doit maintenir un équilibre dans le déséquilibre : ce n’est pas un partage de bénéfices à 50/50. L’évolution stimule continuellement l’émergence et le maintien des différences. Nous sommes tous des équilibres apparents et des déséquilibres fonctionnels. La symbiose signifie tout simplement le fait de vivre ensemble. La symbiose est morte, longue vie à l’holobiont, ensemble des partenaires et acteurs qui, tout au long d’une vie, participent au développement de l’entité observée.

Réinventer la représentation des arbres

À la suite, Ewen Chardronnet, qui organise à Roscoff, à l’invitation de Xavier Bailly, des résidences d’artistes, rend hommage à Lynn Margulis à l’origine des théories endosymbiotiques et introductrice de la notion d’holobiont, qui s’est élevée violemment contre l’argument du « bénéfice mutuel » attribué à la symbiose comme entaché d’anthropomorphisme, calqué sur les notions d’économie dans lesquelles le vivant n’a rien à voir. Donna Haraway, dans Staying in the troublerend tribut à Lynn Margulis et souligne le paradoxe suivant : c’est au moment où les théories de l’évolution de Margulis sont reconnues actant de partenariats multiples et non hiérarchisés entre espèces qu’apparaît le mot anthropocène qui recentralise sur la notion d’anthropocentrisme. Margulis, dans L’Univers bactériel cite le vers de Roscoff dans un propos futurologiste où les humains auraient des capacités de photosynthèses. Avec la formule Make kin not babies(faites du lien pas des bébés). S’appuyant sur la phylogénétique de Margulis, Haraway appelle à relativiser la verticalité de l’hérédité pour valoriser l’horizontalité des transferts de gênes entre les espèces.

Ewen Chardronnet propose alors une promenade phylogénétique sur la manière de représenter les arbres évolutifs, d’abord comme partant du haut, descendant du ciel, puis comme venant du sol dans lequel ils sont ancrés. Darwin, peu satisfait de l’image de l’arbre, avait tenté de proposer une représentation en corail de la vie, qui continue de croître sur les branches mortes, pouvant illustrer la disparition de certaines espèces. Les recherches sur l’iconologie de la symbiose, conduisent à évoquer Mereschkowski qui a théorisé la symbiogenèse (notion explicitée par X. Bailly) à partir de ses travaux sur les lichens et a le premier conçu une représentation faisant une part à la latéralité en 1910. On ne retrouve plus ensuite de telles représentations avant les années 1990, ce qui correspond à l’émergence des travaux de Margulis. Les représentations en réseau, associant verticalité et horizontalité, et non plus en arbre vertical, ne datent que d’une dizaine d’années.

Brouiller les frontières entre nature et culture

Chloé Desmoineaux lance ensuite la vidéo titrée « Hope in the dark, nouvelles connexions entre les mort.es et les vivant.es » de l’entretien que les étudiant.es de l’Erg emmené.es par Peggy Pierrot ont réalisé avec Vinciane Despret, qui nous rejoindra pour le débat par skype.

Vinciane Despret rend hommage au livre de Rebecca Solnit Hope in the darkqui explique comment l’invention du viagra a sauvé les caribous : l’amélioration par voie de chimie des performances sexuelles ont mis fin au prélèvement sur les bois et ramures des caribous de substances dont on pensait qu’elles étaient aphrodisiaques. Ainsi Rebecca Solnit, comme Donna Haraway et comme Nathalie Magnan, brouille les frontières entre nature et culture (si tant est que ces termes aient une signification), entre humains et animaux, entre des niveaux et régimes totalement hétérogènes. Selon le geste que Donna Haraway nous a appris à opérer, elles pratiquent les alliances partielles. Ce sont des alliances de compromission, hautement improbables, la mise en connexion de situations qui ne le sont habituellement que sur le mode de la dénonciation. Faire advenir le viagra, produit de l’industrie pharmaceutique, comme protecteur écologique c’est brillant. Et c’est plein d’humour. Ce que Nathalie Magnan faisait en adoptant le cyborg pour créer des identités multiples avec qui faire alliance. Ce qui est très lisible chez toutes les trois, c’est la non volonté de pureté, la méfiance à l’égard de la purification, le refus de l’innocence. Elles nous ont appris ce que les mouvements activistes ont tellement de difficulté à accomplir, rompre avec l’idéal de pureté comme plus toxique.

Elle aborde ensuite la question de la proximité. La proximité avec les animaux n’a cessé de se construire et d’évoluer depuis les années 1980 : par le biais de la ressemblance (on sait maintenant que leurs compétences cognitives ne sont pas éloignées des nôtres), par des voies affectives, par des voies activistes. Dans quelles niches écologiques ça se construit ? qu’est-ce que ça demande ? qu’est-ce que ça permet aux êtres en présence de faire qu’ils ne faisaient pas avant que cette proximité ne soit établie ?

Avec les morts, on voit comment ça se construit au cas par cas, par les rituels… Une cérémonie d’hommage c’est une construction de proximité qui modifie les êtres en présence. La vision anthropologique propose que les rituels funéraires permettaient de renforcer les liens entre les membres d’une communauté blessée. Mais alors le mort n’est considéré que comme un figurant ! Alors que c’est lui l’acteur principal de l’affaire !

L’analyse de Magali Molinier est différente : ceux qui viennent parler du mort lors d’une cérémonie d’hommage font exister des parts de sa subjectivité que les autres n’ont pas connues, qui vont apparaître comme extrêmement contradictoires, compartimentées, alors qu’elles étaient unifiées dans l’individu vivant. Ces multiples façons d’être vont alors se réunifiées selon un nouveau mode. Les participants repartiront avec un mort auquel ils seront connectés différemment, avec des parts de cette personne dont ils n’avaient pas connaissance, un mort plus actif, plus complet, plus consistant, amplifié, qui aura donc plus d’effet dans le monde. C’est une construction de proximité. Le mort réunit des gens qui auraient peu de chances d’être connectés ensemble, comme le fait Nathalie ici et maintenant : ici pendant ce tournage, à Marseille quand le film sera projeté… pour poser la question : comment on prolonge ? qu’est-ce que le mort nous demande de faire ? qu’est-ce qu’il attend de nous ? pourquoi on le tutoie, alors qu’il est dans une petite boîte ? pourquoi on lui parle au présent, alors qu’il est mort ? Il s’agit de garder le mort avec nous en tant que choses à faire. Ce n’est pas seulement que faire mais comment le faire.

À l’écran s’affiche : hommage, étymologie : de homme avec le suffixe -age.

Vinciane Despret enchaîne : on devrait parler de femmage pour Nathalie. Soyons tous femmes. Nathalie disait : « L’identité c’est pas dans le béton ». On pourrait en faire un film de gangsters ou une manifestation de la subjectivité queer.

L’anthropocène, un discours dominant

Émilie Hache repart de la coïncidence pointée par E. Chardronnet de l’apparition de la notion d’anthropocène avec la mise en visibilité des théories endosymbiotiques de Lynn Margulis. Elle se propose de creuser le contraste entre les histoires symbiotiques et celles qui ne le sont assurément pas. Elle rappelle que l’anthropocène dispose que l’espèce humaine, à travers ses activités depuis des dizaines ou des centaines d’années, serait devenue la force géologique la plus influente sur le climat, justifiant la création de cette nouvelle ère géologique pour rendre compte de cet impact.

Elle fait part du malaise qu’elle a éprouvé devant le succès fulgurant, dans le champ des sciences humaines, de cette nouvelle notion, rendant suspecte toute tentative de la questionner, l’urgence étant trop grave pour qu’on se le permette. Elle propose de s’appuyer sur la proposition de Donna Haraway : ne pas se perdre dans les critiques (sans en nier l’importance), ne pas se perdre dans les débats pour ou contre cette proposition devenue le discours dominant, légitime et sérieux, convenir qu’il faut faire avec… mais comment ? La façon de répondre à ce nouveau grand récit, qui pose énormément de problèmes, c’est, tout en le décortiquant, tout comprenant les enjeux qu’il y a derrière, de proposer d’autres histoires, d’autres récits comme le fait Haraway : un récit de science-fiction, spéculatif, de fabulation, d’histoires enchevêtrées entre les terriens, ce qu’elle appelle le chtulucène (mixte orthographique et conceptuel entre une petite araignée de Californie et les forces chtoniennes, tentaculaires, rhisomatiques, faites de connexions complexes, co-évolutives, entre les terriens, récit fondamentalement non exceptionnaliste.

On a souvent mis en avant le contraste entre la dimension naturaliste de l’anthropocène qui met l’humain au centre de tout et le multi-spécisme du chtulucène. Ce qui est moins connu, c’est ce que pointe Bénédicte Ziktouni : Donna Haraway parle d’un temps qui a été, qui est toujours et qui pourrait encore être. L’anthropocène, comme tous les récits naturalistes, est l’histoire d’une coupure, qui s’accompagne de l’obsession de trouver la date à laquelle ça a commencé, à laquelle nous sommes devenus nous-mêmes, l’humain exceptionnel, cette espèce géniale, aboutissement et perfection de la création, coupure avec le monde naturel, pour notre plus grande faute et notre plus grande gloire.

À l’inverse, le chtulucène ce sont des histoires de connexions qui font tenir le monde, qui sont le monde lui-même. Les multiples pratiques co-évolutives, multi-spécifiques, non exceptionnalistes, que nous inventons aujourd’hui ne font que prolonger d’autres pratiques similaires qui ont toujours existé. Si l’anthropocène suscite une forme de terreur c’est qu’il se situe d’un point de vue qui écrase le monde. S’il y a changement d’ère géologique, rien ne sera à la hauteur pour lui résister : ni le maraîchage, ni la bio-dynamique, ni une espèce sauvée… Les termes dans lesquels cette histoire pose le problème impose la réponse : la géo-ingénierie, ensemble de techniques qui visent à manipuler et modifier le climat à l’échelle 1. Face à ce récit, qui nous dit que c’est foutu, le chtulucène résonne comme un cri : Non, les jeux ne sont pas faits, la partie n’est pas terminée. Nous devons définir quelles histoires nous importent, lesquelles nous détruisent, nous excluent, lesquelles nous font une place, permettent que l’air soit respirable. Les histoires ne sont pas que descriptives, elles agissent, elles fabriquent le monde, elle sont le monde. À travers elles, nous prenons partie pour les ruines ou pour la régénération. Nous sommes dans une nécessité vitale de raconter d’autres histoires.

Le récit de Haraway fait écho aux pratiques terriennes de soins évoquées vendredi dans la soirée Écosex,lesquelles font référence au mouvement des terres lesbiennes en Oregon dans les années 1970-1980. Pour ces communautés rurales, féminines, féministes, lesbiennes, séparatistes, qui prônaient le retour à la terre, la sexualité jouait un rôle fondamental. La dimension sexuelle s’étendait aux rapports sensuels et charnels qu’elles entretenaient avec le monde vivant : se masturber, faire l’amour dehors, au lever du soleil, au creux d’un rocher brûlant, au rythme des chants d’oiseaux, être sensible au dessin d’un sein dans la courbe d’une montagne ne relevaient pas de l’érotisation de la nature mais d’une suspension, d’une mise à distance de notre culture avec le monde vivant pour retrouver la dimension sexuée du monde sensible partagé avec tous les vivants. C’est ce qu’on retrouve, quelques trente ans plus tard, chez ces activistes écosexuelles, filles bâtardes de Starhawk et de Haraway, que sont Annie Sprinkle et Beth Stephens.

E. Hache fait référence au livre Vingt-cinq façons de faire l’amour avec la terre, dont la première est de direc à la terre qu’on l’aime, qu’on ne peut pas vivre sans elle. Les auteures reconnaissent que cela provoque peut-être de la gêne mais Let’s go, it’s ok, ajoutent-elles. Une manière de rendre audible ce lien sensuel avec le monde vivant dont on fait partie. Il ne nous est pas demandé d’y croire mais de se laisser toucher par l’érotisme, la joie, la peine qui s’expriment à travers lui.

Guyane, terre d’échanges et de frontières

Jean-Paul Fereira salue l’assistance en kali’na pour faire entendre quelques sonorités de sa langue, de son Amazonie natale. En introduction à son propos, il rend hommage à Marielle Franco, morte il y a quelques jours, sous les balles, à Rio où elle était élue municipale, où elle luttait pour les minorités noires et contre les violences policières. Il revient ensuite sur la situation en mer Méditerranée, évoquée le premier jour, qui interroge fortement la Guyane comme retour sur l’histoire de ces populations à qui on a dit que leurs cultures étaient inférieures, que l’Europe était l’idéal de vie, à qui on tout pris, les ressources naturelles et la vie même et doivent aujourd’hui être respectés, acceptés, aidés.

Sa présentation sera différente de ce qui était annoncé. Il ne se reconnaît pas dans les termes TRANS//BORDER qui, certes, invite à transgresser mais reconnaît qu’on a des limites. Pour lui, c’est NO BORDER, il n’y a pas de limites, c’est ce qu’il faut pouvoir intégrer. Il traitera cette question à travers l’histoire du Pays d’art et d’histoire d’Awala-Yalimapo, commune dont il est le maire depuis bientôt trois mandats.

Awala-Yalimapo est une commune de 1 400 habitants qui se situe entre l’estuaire du Maroni, frontière avec le Surinam, et celui de la Mana. Elle est habitée à 80% par des Kali’na, une des sept ethnies amérindiennes présentes en Guyane et la plus importante, basée essentiellement sur le littoral.

J.-P. Fereira rappelle quelques données historiques : 1492, l’arrivée de Christophe Colomb à un moment où le plateau des Guyanes était occupé par les Kali’na qui avaient commencé à progresser vers le nord, mouvement stoppé net par l’arrivée de Colomb. Seule l’île de la Dominique compte encore quelques Kali’na dans sa population ; 1852, la France installe le bagne en Guyane ; 1946, la départementalisation fait cesser le statut de colonie et s’accompagne d’une politique d’assimilation institutionnelle et culturelle ; 1969, politique de francisation de populations qui étaient jusque là apatrides, avec les droits et les devoirs attachés à la citoyenneté française ; 1984, premières revendications politiques adressées au gouvernement français par les peuples autochtones pour que leur existence soit reconnue, ce qui ne prévoit pas la constitution.

J.-P. Fereira passe rapidement sur la répression dont ont été victimes les personnes à la tête de ces revendications qui touchaient en premier lieu la question de la terre. En 1987, l’État français adopte un décret modificatif de son domaine privé prévoyant qu’un droit d’usage soit accordé aux populations autochtones, à condition qu’elles soient organisées en associations, pour leur permettre d’utiliser des terres considérées comme propriété de l’État, ce qui existe encore aujourd’hui ! 1988 voit la création de la commune d’Awala-Yalimapo par détachement de la commune de Mana.

La première mandature de la municipalité actuelle date de 2001. Une politique culturelle est immédiatement adoptée avec le parti pris de ne travailler que sur la culture. Le développement territorial passe forcément par la prise en compte de la culture de cette population millénaire, il s’agit de passer par une forme de dignité retrouvée. C’est cette politique qui a permis d’obtenir le label Pays d’art et d’histoire, marquant la reconnaissance par l’État de la présence de cette population, de son patrimoine matériel et immatériel, naturel et culturel, intimement liés dans la culture kali’na. Ces avancées ne vont pas sans d’énormes difficultés eu égard au droit positif français. Il faut constamment louvoyer pour être reconnus, avoir les moyens de notre action, bousculer l’ordre des choses. L’ambition est notamment d’associer nos frères et sœurs du pays tiers, le Surinam, dont nous avons été séparés juridiquement et administrativement il y a quelques siècles par les colonies qui occupaient nos territoires puis par les pays maintenant indépendants. Le fleuve, qui fonctionne comme frontière administrative est pour nous un axe de communication, un lien étroit entre nos populations. La situation actuelle n’a pas de sens pour nous, elle ne nous convient pas. Nous souhaitons un développement alternatif et non imposé par Paris qui permettre un nouvel essor à nos cultures, nos savoir-faire, notre bien-être, dans un futur où seront mêlées les cultures occidentale et kali’na, dans une vision qui n’est ni conservatrice, ni, a fortiori, passéiste mais ouverte et sans frontières conformément aux valeurs que nous partageons tous ici aujourd’hui de solidarité et de justice.

Dans une Guyane en construction (cf. l’ébullition que nous avons connue encore il y a quelques mois sur des questions sociales, économiques, de sécurité…), les Amérindiens souhaitent prendre leur part de contribution.

Entre histoire, géographie et savoirs situés

Chloé Desmoineaux propose de prendre quelques minutes pour digérer tout ça, le temps de discussions entre voisins dans la salle avant d’enchaîner sur des échanges collectifs.

Émilie Hache pose immédiatement une question à Ewen : à quelle date apparaissent les arbres généalogiques. Peut-il confirmer que leur apparition correspond au moment, XVe – XVIe siècle, où les forêts avec lesquelles on vivait jusque là sont détruites en même temps que les communaux ? Sans pouvoir citer la référence, Ewen Chardronnet confirme la datation approximative et la coïncidence.

Reine Prat demande à J.-P. Fereira s’il peut expliciter la décision prise, il y a quelques mois, par certains pays d’accorder le statut de personne à des fleuves, décision liée aux revendications de peuples autochtones, qui a motivé l’invitation qui lui a été faite d’intervenir dans cette table ronde.

J.-P. Fereira fait référence à la Nouvelle Zélande. Chez les Kali’na, le fleuve est une entité en soi, il est décrit comme un être humain. On parle de bouche, comme dans d’autres civilisations, de bras, de pieds, de tête, une transposition quasi-physique du corps humain vers le fleuve. Pour en avoir discuté avec des personnes à Awala-Yalimapo la notion même de personne attribuée à un fleuve serait pour nous une avancée particulière. Ça reviendrait à nier cette frontière, qui nous pose problème, qui nous a été imposée : pour venir chez nous depuis l’autre côté du fleuve il leur faut un visa, pour aller les voir, à 30 minutes de navigation, pour une séance de travail, il nous faut un visa. À la Kali’na on fait fi des formalités administratives mais, en tant que maire, représentant une petite partie de l’État français, je ne peux pas en faire fi et c’est extrêmement bloquant dans nos relations de travail. Il importe que les deux États travaillent ensemble pour rendre à ce fleuve sa vraie valeur de communication entre les deux rives. Tant du point de vue économique que culturel, la situation actuelle est une aberration.

Depuis la salle André Fournel engage une discussion avec Xavier Bailly sur la question des échanges entre absorption de CO2 et restitution d’oxygène. Xavier Bailly insiste sur les capacités d’adaptabilité des êtres vivants, par exemple la manière dont l’animal dont il a parlé fait avec la proportion d’oxygène dans ses tissus, deux à trois supérieure à ce qu’il peut supporter, ou la manière dont notre épiderme résiste aux effets agressifs du soleil qui provoquent des effets d’oxydation. Il met en avant la notion de bio-mimétisme par quoi l’humain s’inspire de phénomènes observables dans la nature. Par exemple, s’inspirer de cette capacité à produire de l’oxygène dans le tissu animal pour faire des photo-bio-réacteurs de nouvelle génération. Le grand défi est d’essayer de comprendre les coopérations à l’œuvre entre les différentes entités vivantes qui composent l’organisme dans sa totalité, l’holobiont, avec la difficulté de pouvoir analyser les énormes quantités de données produites. On observe le paradoxe qu’au sein d’un organisme très résistant, très résilient, où la coopération est hautement fonctionnelle, quand un maillon est touché il fragilise l’ensemble. Ainsi quand un herbicide touche les micro-algues et empêche la photo-synthèse.

André Fournel pose ensuite une question à J.-P. Fereira sur l’éventuelle attractivité de la commune d’Awala-Yalimapo pour les autres populations autochtones de Guyane. J.-P. Fereira précise que le dénombrement des populations par origines n’est pas possible en France. On estime cependant à environ 15000 personnes la population amérindienne de Guyane, une partie sur le littoral (Awala-Yalimapo, Iracoubo, Kourou), une partie sur le haut des fleuves Maroni et Oyapock. Ces populations appartiennent à des ethnies complètement différentes, qui vivent dans des conditions complètement différentes les unes des autres. Un Teco ne comprend pas un Kali’na. Le travail de reconquête de nos cultures a commencé il y a une trentaine d’années. C’est un travail de longue haleine, complexe quand les personnes ressources ont disparu, comme c’était le cas pour le tambour traditionnel kali’na : aujourd’hui cinq groupes de jeunes musiciens sont actifs avec cet instrument. J.-P. Fereira revient sur la marginalisation dont ces populations ont fait l’objet par les politiques assimilationnistes du pouvoir central mais aussi par les représentants locaux qui ont du mal à appréhender les réalités amérindiennes et à les intégrer dans une société en devenir, dans les politiques publiques.

Quelqu’un dans la salle demande que soit explicitée la notion de savoirs situés, qui sous-titre la table ronde d’aujourd’hui. Émilie Hache intervient la première : si la question n’a été évoquée de manière explicite dans aucune intervention, elle était bien présente dans chacune d’elles. Pour ce qui la concerne, elle a opposé l’anthropocène qui prétend parler pour l’espèce humaine en général sans se positionner géographiquement ni historiquement, posture à partir de laquelle on est censé apporter une réponse objective, universelle. À l’inverse de ce grand récit viriliste, Donna Haraway propose un point de vue situé, à partir de connexions particulières qui s’additionnent.

Pour Vinciane Despret, c’est en effet un point commun à toutes les interventions que de se positionner de manière située. Elle rappelle la leçon de Nathalie Magnan : « dans dénonciation, il y a énonciation » ; à la méfiance quant à la pensée critique, elle opposait le besoin de dire et de savoir comment le dire. Les interventions qui se sont succédé partait chacune d’un point particulier : un petit animal singulier, un moment précis où on a quitté les vrais arbres pour en dessiner, l’histoire locale d’Awala-Yalimapo. Toutes ces histoires singulières vont nous nourrir et interagir. On peut parler d’histoires situées comme de savoirs situés.

Chloé Desmoineaux explicite la volonté qu’elle a eu de réunir des intervenant.es de statut, d’origine différentes, qui ne connaissaient pas les sujets les uns des autres, néanmoins apparentés, et se trouvaient donc tous au même niveau d’écoute, comme les personnes dans la salle. Il s’agissait d’expérimenter comment les liens pouvaient se tisser entre les différent.es intervenant.es et leurs différents sujets.

À titre d’exemple, elle rapproche l’intervention de Vinciane Despret de ce qu’elle a lu dans un livre sur la culture kali’na à propos du chamanisme, de la manière dont on vit avec les morts, dont on les fête deux ans après le décès… Elle demande à J.-P. Fereira s’il veut bien aborder ces sujets.

J.-P. Fereira précise qu’il s’agit du livre Nana Kali’na, co-écrit par Félix Tiouka, son premier adjoint, et Gérard Colomb, ethnologue, qui retrace l’histoire des Kali’na jusqu’à la moitié du 19ème siècle. Ainsi se croisent deux manières d’interpréter l’histoire : occidentale à partir de documents rassemblés notamment aux Archives d’Outre-mer à Aix-en-Provence, kali’na par la transmission qui s’est faite de génération en génération. Deux logiques différentes sont ainsi à l’œuvre, scientifique et sociétale, deux visions différentes de mêmes faits.

Le chamane, il est le deuxième personnage dans les sociétés amérindiennes, il entretient un lien particulier avec les esprits, qui ne peut être décrit que par les initiés, ce que J.-P. Fereira précise ne pas être, il ne peut donc pas en parler.

Quant à la relation à la mort, il précise que le deuil se réalise en plusieurs étapes : la veillée mortuaire organisée par la famille, la cérémonie officielle d’entrée dans le deuil, enfin, deux ans plus tard, la cérémonie de la coupe de cheveux qu’on a laissés pousser depuis le décès. Cette dernière étape marque la renaissance, la libération de l’esprit du mort, après quoi la famille apaisée peut reprendre une vie normale.

De la salle, quelqu’un dit qu’il découvre tout aujourd’hui, Nathalie Magnan, qu’il ne connaissait pas, son œuvre, à travers les histoires qui ont été racontées. Il demande à Chloé, qui a été son étudiante, comme Nathalie Magnan lui a enseigné les savoirs situés. Était-ce à travers des histoires ? A-t-elle une histoire à nous raconter à son tour ? Une anecdote ?

Chloé répond que la notion de savoirs situés lui a été enseignée par Nathalie Magnan progressivement par imprégnation. Pour l’anecdote, elle raconte comment, alors qu’elle débarquait à l’école d’art de Bourges dans ce cours sur la théorie des média, le cyberféminisme, le post-porn, dont elle ignorait tout, Nathalie lui avait dit un peu brutalement : « Regarde Baise-moi ». Elle entend encore sa voix et se souvient combien elle en avait été impressionnée. Elle avoue n’avoir regardé que la moitié du film, qui est justement programmé ce soir et qu’elle invite tout le monde à regarder.

Vinciane Despret rebondit : quand quelqu’un s’en va, on se souvient qu’il y a des choses qu’on n’a faites qu’à moitié. Le fait qu’on soit ici dans une cérémonie d’hommage, de questionnement, de partage, d’épaississement de Nathalie, selon l’idée de Magali Molinier, fait que tu vas devoir suivre une directive qu’elle t’a donnée, tu vas devoir lui obéir jusqu’au bout maintenant. C’est un geste féministe : on saisit les occasions pour refabriquer l’histoire pour qu’elle signifie quelque chose. Parce que Nathalie nous convoque, tu vas être obligée de regarder le film jusqu’au bout. Au-delà de l’anecdote, la question est : qu’est-ce qu’on fait avec ça ? On fabrique des histoires, pour continuer. Chloé confirme qu’elle a plusieurs fois pensé à organiser, pour un cercle plus intime, une projection de Baise-moi, regardons-le ensemble.

Le dernier acte de Nathalie Magnan a été d’appeler l’attention sur celles et ceux qui, chaque jour, tentent de traverser la Méditerranée au péril de leur vie. Pour répondre à ce voeu, nous vous proposons de soutenir l’association civile de sauvetage en mer, SOS MEDITERRANEE : http://bit.ly/2hpvb9Z.